15

 

— Regarde-moi ça ! explosa George Greggson en lançant le journal à Jean.

Malgré les efforts de celle-ci pour l’intercepter, le journal atterrit mollement en travers de la table du petit déjeuner. Après avoir gratté la confiture qui le maculait, elle se plongea dans la lecture de l’article qui avait déclenché la fureur de George en faisant de son mieux pour prendre un air indigné. Le résultat n’était pas totalement convaincant car Jean était bien souvent d’accord avec les critiques. En général, elle gardait pour elle ses opinions hérétiques, et pas simplement pour avoir la paix. George ne demandait pas mieux qu’elle (ou n’importe qui d’autre) le couvre d’éloges, mais si elle avait le malheur d’émettre la moindre réserve, elle était sûre d’avoir droit à un cinglant sermon stigmatisant son analphabétisme dans le domaine de la chose artistique.

Quand elle eut relu deux fois de suite le papier, elle baissa métaphoriquement les bras. Le compte rendu lui paraissait tout à fait favorable. Ce qu’elle dit :

— Il paraît avoir apprécié. Pourquoi ronchonnes-tu ?

— Relis donc ça, gronda George en posant brutalement le doigt au beau milieu de la colonne.

— Dans la séquence du ballet, les verts délicats tendres du fond étaient particulièrement agréables et reposants pour l’œil. Eh bien ?

— Ils n’étaient pas verts ! J’ai mis un temps fou à trouver la nuance exacte de bleu. Et qu’est-ce qui se passe ? Un abruti d’ingénieur sabote l’équilibre des couleurs en régie. Ou alors, c’est que le poste de cet imbécile de critique est déréglé. Quelle couleur as-tu vu sur le nôtre ?

— Euh… je ne m’en souviens pas, avoua Jean. Poupée s’est mise à brailler juste à ce moment et je suis allée voir ce qui lui arrivait.

— Ah !

George retomba dans un calme à peine frémissant mais Jean savait que le volcan pourrait se réveiller d’un instant à l’autre. Néanmoins, l’éruption, quand elle se produisit, fut tout à fait modérée.

— J’ai trouvé une nouvelle définition de la télé, murmura George sur un ton sépulcral. C’est le moyen de bloquer la communication entre l’artiste et le public.

— Alors, qu’est-ce que tu proposes ? rétorqua-t-elle. Qu’on en revienne au théâtre avec des acteurs en chair et en os ?

— Et pourquoi pas ? C’est précisément à cela que je pense. Tu te rappelles cette lettre que m’avaient envoyée les gens de la Nouvelle-Athènes ? Ils m’en ont écrit une autre. Cette fois, je vais leur répondre.

— Tu parles sérieusement ? (Une légère inquiétude perçait dans la voix de Jean.) Ils me font l’effet d’être une bande de cinglés.

— Il n’y a qu’une seule façon d’en avoir le cœur net. J’ai l’intention d’aller là-bas dans deux semaines. Je dois reconnaître que leur production littéraire a l’air parfaitement valable. Et il y a des types remarquables chez eux.

— Si tu te figures que je vais me mettre à faire la cuisine sur un feu de bois ou à m’habiller avec des peaux de bêtes, tu te fais des illu…

— Allons ! Ne dis pas d’imbécillités ! Ces histoires-là, c’est de la blague. La Colonie a tout ce qui est réellement nécessaire pour mener une vie civilisée. Les fariboles inutiles ne les intéressent pas, c’est tout. D’ailleurs, cela fait deux ans que je ne suis pas allé dans le Pacifique. Ça nous fera faire un petit voyage.

— Jusque-là, j’approuve des deux mains. Mais je n’ai pas envie que Junior et Poupée deviennent deux sauvages polynésiens.

— Ils ne deviendront pas des sauvages, je peux te le promettre.

George avait raison. Mais pas au sens où il l’entendait.

 

— Comme vous l’avez remarqué du haut des airs en arrivant, dit le petit homme assis en face d’eux sur la véranda, la Colonie est constituée de deux îles reliées par une jetée. Celle-ci, c’est Athènes. La seconde a été baptisée Sparte. Elle est rocailleuse, désertique, et c’est un merveilleux terrain d’entraînement pour les sportifs. (Son regard s’abaissa fugitivement à la hauteur de la taille des visiteurs et George se tortilla imperceptiblement dans son fauteuil de rotin.) Mais revenons-en à Athènes.

« Le but de la Colonie, vous l’avez compris, est d’édifier une communauté culturelle stable et indépendante, possédant ses propres traditions artistiques. L’entreprise, il faut le noter, a été précédée d’un considérable travail de recherches. Il s’agit, en réalité, d’une expérience d’ingénierie sociale appliquée ayant pour base une analyse mathématique hautement complexe que je ne prétends pas être capable d’appréhender. Tout ce que je sais, c’est que les socio-mathématiciens ont calculé la taille optimale de la Colonie, l’éventail de sa population, et surtout, ils ont déterminé la constitution dont elle devrait être dotée pour bénéficier d’une stabilité à long terme.

« Nous sommes gouvernés par un Conseil de huit directeurs ayant chacun la responsabilité d’un département, à savoir la production, l’énergie, la sociologie, les arts, l’économie, les sciences, le sport et la philosophie.

Il n’y a pas de président permanent. La présidence est assurée par tous les directeurs à tour de rôle en fonction d’une rotation annuelle.

« La population est actuellement un peu supérieure à cinquante mille personnes, ce qui est légèrement au-dessous du chiffre idéal. C’est pour cela que nous nous préoccupons du recrutement. Et il y a par la force des choses un certain gaspillage : dans différents secteurs plus spécialisés que les autres, nous ne sommes pas encore tout à fait autarciques.

« Sur cette île, nous essayons de sauvegarder une part de l’indépendance de l’humanité : ses traditions artistiques. Nous ne nourrissons aucune hostilité envers les Suzerains : nous voulons simplement qu’on nous laisse œuvrer comme nous l’entendons. Quand ils ont détruit les anciennes nations et le mode de vie que l’homme avait connu depuis l’aube des temps, les Suzerains ont arraché le bon grain avec l’ivraie. Aujourd’hui, le monde est assoupi, routinier et, culturellement parlant, cadavérique. Rien de véritablement nouveau n’a été créé depuis l’arrivée des Suzerains. La raison de cet état de choses saute aux yeux. D’une part, il n’existe plus rien qui incite à se battre ; d’autre part, il y a trop de distractions et d’occasions de divertissement. Vous rendez-vous compte que les programmes de radio et de télévision fournissent au total plus de cinq cents heures d’écoute quotidienne ? Si vous n’aviez aucune activité et si vous ne dormiez pas, vous ne pourriez capter que le vingtième des programmes qu’un bouton qu’il suffit de tourner met à votre disposition ! Il n’est pas étonnant que les gens soient devenus des sortes d’éponges passives qui absorbent mais ne créent pas. Saviez-vous que chaque personne passe désormais en moyenne trois heures par jour devant le petit écran ? Bientôt, on cessera purement et simplement de vivre. Suivre les épisodes des divers feuilletons familiaux, voilà qui sera avant longtemps un travail à plein temps !

« À Athènes, les distractions ont la part qui leur revient légitimement. En outre, ce ne sont pas des spectacles en conserve : elles sont vivantes. Dans une collectivité de cette taille, la participation du public est presque totale, avec tout ce que cela implique pour les acteurs et pour les créateurs. À propos, nous avons un excellent orchestre symphonique. Sans doute l’un des six meilleurs du monde.

« Mais je ne vous demande pas de me croire sur parole. Voici comment les choses se passent en principe. Les candidats restent quelques jours pour prendre le vent. S’ils ont alors l’impression qu’ils aimeraient se joindre à nous, ils sont soumis à toute une série de tests psychologiques qui représentent, en vérité, notre principale ligne de défense. Environ un tiers des postulants est rejeté, généralement pour des motifs qui n’ont rien d’infamant, pour des raisons qui n’auraient aucune importance ailleurs. Ceux qui passent l’obstacle retournent chez eux le temps nécessaire pour régler leurs affaires et ils viennent nous rejoindre ensuite. Il leur arrive parfois de changer d’avis à ce stade, mais c’est très exceptionnel et presque invariablement pour des mobiles d’ordre personnel indépendants de leur volonté. À présent, nos tests sont quasiment fiables à cent pour cent. Ceux qui en triomphent sont des gens vraiment motivés.

— Et si quelqu’un changeait d’avis plus tard ? demanda anxieusement Jean.

— Eh bien, il partirait. Aucun problème. C’est arrivé une ou deux fois.

Un long silence suivit cet exposé. Jean regardait George qui caressait d’un air songeur ses favoris – les pattes de lapin étaient à la mode dans les milieux artistiques. S’ils ne brûlaient pas définitivement leurs vaisseaux, il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. La Colonie était un endroit intéressant et ses habitants étaient loin d’être aussi farfelus qu’elle ne l’avait craint. Et les enfants s’y plairaient. C’était, en dernière analyse, la seule chose qui comptait.

 

Ils s’installèrent six semaines plus tard. La maison de plain-pied était petite mais convenait parfaitement à une famille de quatre personnes qui n’avait nulle intention de s’agrandir. Les accessoires d’assistance ménagère essentiels étaient au grand complet et Jean concéda que, en tout cas, il n’y avait aucun danger de revenir à l’ère obscure de l’esclavage domestique. Elle fut néanmoins désagréablement impressionnée en découvrant une cuisine. Dans une collectivité de cette importance, il aurait normalement dû y avoir un centre de distribution alimentaire. Cinq minutes d’attente et hop ! le repas commandé est servi. L’individualisme, c’est très très joli, se dit-elle, mais c’était peut-être pousser les choses un peu trop loin, et elle se demanda avec appréhension si, outre l’obligation de cuisiner, elle ne serait pas contrainte de confectionner de ses mains les vêtements de sa petite famille. Mais il n’y avait pas de rouet entre le lave-vaisselle automatique et la console radar. Bon… ce n’était pas aussi tragique que cela, après tout…

Le reste de la demeure était naturellement assez dépouillé et rudimentaire. Ils essuyaient les plâtres et il faudrait un certain temps pour transformer ce local aseptique flambant neuf en un vrai foyer chaleureux et humain. Pour ce faire, on pouvait compter sur les enfants : ils seraient des catalyseurs efficaces. Déjà (mais Jean ne le savait pas encore), un poisson agonisait dans la baignoire, infortunée victime de l’ignorance de Jeffrey qui n’avait pas la moindre idée de la différence fondamentale entre l’eau douce et l’eau de mer.

S’approchant de la fenêtre veuve de voilages, elle embrassa la Colonie du regard. La vue était belle, on ne pouvait pas le nier. La maison se dressait à mi-pente de la modeste colline qui, faute de concurrence, était le point culminant de l’île d’Athènes. On apercevait à deux kilomètres en direction du nord la digue, telle une lame de couteau fendant les eaux, qui reliait celle-ci à Sparte, îlot rocheux dont le sinistre cône volcanique qui le surmontait faisait un contraste si saisissant avec ce paysage idyllique dont Jean avait parfois un peu peur. Comment les savants pouvaient-ils être aussi certains que le volcan ne se réveillerait pas un jour pour tout engloutir ?

Une silhouette zigzagante qui, au mépris du code de la route, restait systématiquement dans le liséré d’ombre des palmiers, attira son regard. C’était George qui rentrait après sa première conférence. Ce n’était plus le moment de rêvasser mais de s’occuper de la maison.

Un fracas métallique annonça l’arrivée de la bicyclette de George. Combien de temps allait-il leur falloir à tous les deux pour apprendre à monter à vélo ? se demanda Jean. C’était là un autre aspect imprévu du mode de vie des insulaires. Les voitures personnelles étaient bannies. Elles n’étaient d’ailleurs pas nécessaire puisque la distance maxima que l’on pouvait parcourir en droite ligne n’atteignait même pas quinze kilomètres. Néanmoins, la communauté disposait de quelques véhicules de service public – camions, ambulances, voitures d’incendie – auxquels il était interdit de dépasser la vitesse de cinquante kilomètres à l’heure, sauf en cas d’urgence caractérisée. En conséquence, les habitants de la Nouvelle-Athènes faisaient beaucoup d’exercice, il n’y avait pas d’embouteillages – et pas d’accidents de la route.

George embrassa distraitement sa femme et se laissa choir sur le siège le plus proche en poussant un soupir de soulagement.

— Oh la la ! s’exclama-t-il en s’essuyant le front. Je suppose qu’on doit finir par s’habituer à grimper les côtes puisque tout le monde me dépassait. J’ai dû perdre au moins cinq kilos aujourd’hui.

— Comment s’est passée la journée ? s’enquit Jean en épouse attentionnée, avec le secret espoir que George ne serait pas exténué au point de ne pouvoir l’aider à défaire les bagages.

— Ça a été passionnant. Je ne me rappelle évidemment pas la moitié des gens que j’ai rencontrés, mais je les ai tous trouvés très sympathiques. Et le théâtre répond exactement à mon attente. La semaine prochaine, on commence à travailler le « Mathusalem » de Bernard Shaw. J’aurai l’entière responsabilité des décors. Cela va me changer un peu de ne plus avoir une dizaine de personnes pour m’expliquer qu’il n’est pas question de faire ci ou ça. Oui, je crois que je vais me plaire ici.

— Malgré les bicyclettes ?

George trouva suffisamment d’énergie pour sourire.

— Oui. Dans quinze jours, j’avalerai notre petite colline sans même m’en apercevoir.

Il ne le croyait pas vraiment ; ce fut cependant ce qui arriva. Mais un mois s’écoula encore avant que Jean cessât d’avoir la nostalgie de son automobile et découvrit tout ce que l’on pouvait faire avec une cuisine particulière.

 

La Nouvelle-Athènes n’était pas une communauté naturelle qui s’était développée spontanément à la manière de la cité éponyme. Son organisation interne était le fruit d’une planification mise au point par un groupe d’hommes remarquables qui avaient travaillé sur le projet pendant de nombreuses années. À l’origine, ç’avait été un complot ouvertement dirigé contre les Suzerains, un défi implicite lancé à leur politique, sinon à leur puissance. Au début, les pères fondateurs étaient à peu près convaincus que Karellen leur mettrait des bâtons dans les roues. Mais le Superviseur n’avait rien fait – absolument rien. Ce qui, au fond, n’était pas aussi rassurant qu’on aurait pu le penser. Karellen avait tout son temps : il pouvait fort bien préparer une riposte différée. Ou avoir une telle certitude que l’expérience avorterait qu’il ne jugeait pas nécessaire d’intervenir.

Presque tout le monde avait prédit l’échec de la Colonie. Pourtant, dans le passé, longtemps avant que l’on eût maîtrisé les lois de la dynamique des sociétés, il avait existé de multiples communautés à caractère religieux ou philosophique. Certes, leur taux de mortalité avait été élevé mais quelques-unes avaient survécu. Et les fondations de la Nouvelle-Athènes étaient aussi solides que la science moderne le permettait.

Beaucoup de raisons avaient milité en faveur du choix d’une île, dont les moindres n’étaient pas les motifs psychologiques. En cet âge dominé par la notion de transport aérien, l’océan ne constituait pas une barrière physique, mais il apportait quand même un sentiment d’isolement. En outre, l’exiguïté de la surface disponible interdisait formellement le surpeuplement. On avait fixé à cent mille âmes le chiffre maximum de la population. Au delà, on perdrait les avantages inhérents à une collectivité petite et compacte. Chaque citoyen de la Nouvelle-Athènes – cela avait été l’un des buts des pères fondateurs – devait connaître tous ceux qui partageaient les mêmes centres d’intérêt, plus un ou deux pour cent du reste des habitants.

L’homme qui avait donné son impulsion à la Nouvelle-Athènes était un juif. Et, comme Moïse, il était mort avant d’entrer dans la Terre Promise : la Colonie avait été créée trois ans après sa disparition.

Ben Salomon était né en Israël, la dernière nation indépendante à avoir été fondée et qui, en conséquence, était celle qui avait eu la vie la plus brève. Les Israéliens avaient souffert peut-être plus douloureusement que n’importe quel autre peuple de l’éradication du principe de la souveraineté nationale, car voir se dissiper un rêve qui vient tout juste de se réaliser après des siècles d’efforts, cela fait mal.

Ben Salomon n’était pas un fanatique, mais le souvenir de ce qu’il avait vécu dans son enfance avait dû être dans une large mesure à l’origine de la philosophie qu’il avait mise en pratique. Il se rappelait ce qu’avait été le monde avant l’arrivée des Suzerains et il ne voulait surtout pas que cela recommence. Aucun autre homme intelligent et de bonne volonté n’appréciait au même degré que lui les bienfaits que Karellen avait apportés à la race humaine, même si les objectifs ultimes des Suzerains le tracassaient quelque peu. Était-il possible, se demandait-il parfois, était-il possible que, en dépit de leur formidable intelligence, ils ne comprennent pas vraiment l’humanité et qu’ils soient en train de commettre une terrible erreur avec les meilleures intentions du monde ? Que, animés par leur passion altruiste de l’ordre et de la justice, ils aient résolu de réformer la Terre sans se rendre compte que, ce faisant, ils détruisaient l’âme de l’Homme ?

Le déclin s’était à peine amorcé, mais il n’était pas difficile de discerner les premiers symptômes de la décadence. Sans être lui-même un artiste, Salomon avait une idée précise de la nature de l’art et il était conscient que l’âge contemporain ne pouvait rivaliser en aucun domaine avec les réalisations des siècles précédents. Peut-être que les choses finiraient par s’arranger quand le choc produit par la brutale confrontation avec la civilisation des Suzerains se serait estompé. Mais rien n’était moins sûr et la sagesse exigeait que l’on souscrivît une police d’assurance.

La Nouvelle-Athènes était cette police d’assurance. La fondation avait demandé vingt ans et avait coûté des milliards de livres décimales – somme négligeable, compte tenu de la richesse totale de la Terre. Pendant quinze années, ç’avait été le calme plat. Tout était survenu au cours du dernier lustre.

Salomon n’aurait jamais pu arriver au bout de sa tâche s’il n’était parvenu à convaincre une poignée d’artistes parmi les plus célèbres de la validité de son projet. Ils y avaient adhéré, non pas parce que celui-ci était important pour l’espèce humaine, mais parce qu’il flattait leur variété. Cependant, une fois qu’ils furent convaincus, le monde leur avait prêté l’oreille et leur avait prodigué un soutien tout à la fois moral et matériel. Les vrais architectes de la Colonie avaient alors œuvré dans l’ombre derrière cette façade d’exaltation artistique.

Toute société est composée d’êtres humains dont le comportement individuel est imprévisible. Mais si l’on prend un nombre suffisant de sujets-échantillons, un certain nombre de lois commencent alors à apparaître – ce que les compagnies d’assurances avaient découvert depuis belle lurette. Bien que personne ne puisse dire quels individus seront morts à telle date, il est possible de prédire le nombre global des décès, et ce, avec un degré de précision considérable.

Il existait d’autres lois, plus subtiles, que des mathématiciens comme Weiner et Rashavesky avaient pressenties au début du XXe siècle. Des événements tels que les crises économiques, les effets de la course aux armements, la stabilité des groupes sociaux, les résultats des élections politiques, etc., étaient, selon eux, susceptibles d’être analysés grâce à un traitement mathématique adéquat. La grande difficulté était le nombre énorme des variables dont beaucoup étaient malaisées à mettre en équation. On ne pouvait dire catégoriquement à partir d’une série de courbes : « Lorsque ce seuil sera atteint, ce sera la guerre. » Et l’on ne pouvait pas davantage faire entrer en ligne de compte des événements échappant aussi totalement à la prévision que l’assassinat d’un leader politique ou les conséquences d’une découverte scientifique – sans parler, a fortiori, des catastrophes naturelles comme les tremblements de terre ou les inondations dont l’impact pouvait avoir un profond retentissement sur des multitudes de gens et sur les groupes sociaux auxquels ils appartenaient.

Or, c’était dorénavant possible grâce aux connaissances patiemment accumulées depuis un siècle, grâce aussi à l’aide apportée par les ordinateurs géants qui faisaient en quelques secondes le travail de mille mathématiciens humains. On avait sans hésiter mobilisé toutes ces ressources à l’époque où l’on avait jeté les bases de la Colonie.

Et pourtant, les fondateurs de la Nouvelle-Athènes ne pouvaient rien faire de plus que de fournir le terreau et le climat où la plante qu’ils cultivaient avec amour s’épanouirait – ou ne s’épanouirait pas.

Comme l’avait dit Salomon lui-même : « Le talent est une chose dont on ne peut pas être sûr. Tout ce que l’on peut faire, c’est espérer que le génie fleurira. » Mais il n’était pas déraisonnable d’espérer que des réactions intéressantes interviendraient au sein d’une solution aussi concentrée. Rares sont les artistes qui créent des chefs-d’œuvre dans la solitude et rien n’est plus stimulant que les joutes intellectuelles opposant des esprits ayant des inclinations similaires.

Jusqu’à présent, ces conflits étaient apparus bénéfiques dans les domaines de la sculpture, de la musique, de la critique littéraire et du cinéma. Il était encore trop tôt pour dire si l’équipe chargée de la recherche historique comblerait les espérances de ses initiateurs dont le but était ouvertement de rendre à l’humanité la fierté de ses propres exploits. La peinture, quant à elle, s’étiolait, ce qui apportait de l’eau au moulin de ceux qui considéraient que les formes d’art statiques et bidimensionnelles avaient épuisé leurs possibilités.

Il était évident – bien qu’aucune explication satisfaisante n’eût encore été avancée pour rendre compte de ce phénomène – que le temps jouait un rôle essentiel en ce qui concernait les œuvres les plus achevées qu’avait produites la Colonie. Les volumes et les arabesques énigmatiques d’Andrew Carson se modifiaient lentement sous les yeux de l’observateur, évoluant en motifs qui satisfaisaient l’intelligence même si elle ne les appréhendait pas entièrement. Il y avait indiscutablement une part de vrai dans la formule de Carson qui prétendait avoir conduit à leur aboutissement les « mobiles » du siècle précédent, célébrant ainsi les épousailles de la sculpture et de la danse.

En matière de musique, les expériences portaient délibérément dans une très large mesure sur ce que l’on pourrait appeler le « seuil temporel ». Quelle était la note la plus brève susceptible d’être enregistrée par le cerveau ? La plus longue que l’on pouvait tolérer sans que cela devienne fastidieux ? L’effet pouvait-il être modifié par le conditionnement ou par une orchestration appropriée ? Ces problèmes prêtaient à des débats sans fin et les arguments qu’échangeaient les spécialistes n’étaient pas d’ordre strictement académique. Il en était résulté des compositions fort intéressantes.

Mais le dessin animé aux possibilités illimitées était la grande réussite de la Nouvelle-Athènes. Cent ans après Walt Disney, il restait encore beaucoup de choses à faire dans ce mode d’expression, le plus souple de tous. Les productions de l’école réaliste ne se distinguaient pas de la photographie, ce qui suscitait les sarcasmes des partisans du film d’animation abstrait.

Le groupe d’artistes et de savants qui avait le moins progressé était justement celui qui avait suscité le plus d’intérêt – et le plus d’inquiétude : l’équipe travaillant sur l’« identification totale ». Son activité était indissolublement liée à l’histoire du cinéma. Après le film muet, il y avait eu le parlant, puis la couleur, puis la stéréoscopie et, enfin, le cinérama, et chacun de ces perfectionnements avait contribué à combler toujours davantage le fossé séparant les archaïques « images animées » de la réalité elle-même. Le 7e Art s’achevait-il là ? Sûrement pas. Son avatar ultime serait atteint quand le public oublierait qu’il était un public et prendrait part à l’action. Cela impliquerait la stimulation de tous les sens, peut-être même le recours à l’hypnose, mais beaucoup estimaient que c’était réalisable. Lorsque l’on en serait arrivé à ce point, ce serait un fantastique enrichissement de l’expérience humaine. Une personne deviendrait – temporairement, tout au moins – quelqu’un d’autre et pourrait être partie prenante de n’importe quelle aventure concevable, réelle ou imaginaire. Elle pourrait même se muer en plante ou en animal s’il se révélait possible de capter et d’enregistrer les impressions sensorielles d’autres créatures vivantes. Et, le « spectacle » terminé, elle en garderait un souvenir aussi vivace que celui d’événements effectivement vécus.

Pareille perspective était vertigineuse. Beaucoup la trouvaient, aussi, terrifiante et espéraient que l’entreprise échouerait. Mais ceux-là savaient néanmoins au fond de leur cœur que lorsque la science a déclaré qu’une chose est possible, celle-ci se réalise inéluctablement.

Tels étaient donc la Nouvelle-Athènes et quelques-uns de ses rêves. Elle souhaitait devenir ce que l’Athènes de l’Antiquité aurait peut-être été si elle avait disposé de machines au lieu d’esclaves, si elle avait été fécondée par la science au lieu de s’attacher à la superstition. Mais il était encore beaucoup trop tôt pour dire si l’expérience réussirait.

Les enfants d'Icare
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